ANTHOLOGIE SUBJECTIVE oeuvre de CHARLES JULIET | 14.08.2024 | JOURNAL II , 1965 - 1968 | 1979
15/08/2024
Dans ce second volume, la ténèbre s'éclaircit et on le voit à fouler la terre lointaine qu'il portait en lui. Celle où il pourra durablement enfouir et déployer ses racines.
14 février
Ces êtres qui parlent fort, ils attentent au silence, à l’être, ils vous écorchent. Mon besoin de ne parler qu’avec douceur, en intégrant ma voix au silence.
Il faut viser à ce que la phrase soit le moins possible dépendante du contexte, qu’elle jouisse d’une sorte d’autonomie, recèle en elle-même tous les éléments nécessaires à sa compréhension.
Evidemment, ce n’est qu’un fait sans importance, totalement dénué d’intérêt, et je ne devrais pas en parler ici. Mais il m’est souvent revenu à l’esprit, je l’ai souvent réinterrogé, car il touche à un domaine autour duquel j’ai bien des fois tourné. C’était au cours d’un match de rugby. Au terme d’une phase de jeu les plus âpres, la balle m’arriva alors que je me trouvais derrière les deux paquets d’avants. Et au lieu d’ouvrir sur les trois-quarts, ainsi que j’aurais dû, j’eus l’intuition qu’il me fallait foncer à travers cet amas de joueurs pourtant assez compact. Et comme j’obéissais à cette intuition aussitôt me vint l’absolue certitude qu’en dépit de toute logique, ma tentative ne pourrait que réussir. Et de fait, je parvins bel et bien à traverser ce mur. Mais le plus curieux ; c’est que mes coéquipiers ne me gênèrent aucunement, et plus étonnant encore, que mes adversaires restèrent figés, qu’il n’y en eut pas un seul pour simplement essayer d’entraver ma progression. Tout se passa donc comme si la certitude dont j’étais possédé avait eu pour effet de les frapper d’inertie.
Ce n’est pas le fait en lui-même qui m’importe, mais l’état extrêmement étrange dans lequel je me trouvais. Car dès que j’ai amorcé ce mouvement, j’ai parfaitement eu conscience que j’était porté par une énergie exceptionnelle, que je tentais et réussissais quelque chose qui défiait toute vraisemblance. C’est si vrai que même encore maintenant, j’ai la mémoire la plus exacte de tout ce qui a constitué cet instant. Que je revois avec netteté la position de chacun des joueurs, ainsi que l’endroit du terrain où s’est déroulée cette phase de jeu.
Donc comment rendre compte de ce fait ? (Car il va de soi que je n’ai pas mis à profit un de ces moments qui survient parfois au cours d’un match, et où les joueurs s’arrêtent spontanément de jouer dans l’attente que l’arbitre siffle la faute qui vient d’être commise.) Peut-on penser que la prescience qu’on a d’un événement est susceptible de le déterminer ? Que la certitude qui soudain vous meut a parfois pouvoir de conditionner êtres et événements ? Je ne sais.
[…]
15 février
Certains êtres ont une conduite admirable, une apparence qui séduit, ils accomplissent de grandes ou de belles actions, réalisent des choses remarquables, ou simplement, paraissent être des gens de qualité. Mais lorsqu’on pénètre leurs mobiles, qu’on se glisse derrière la façade, on est déçu.
Cependant la crainte d’essuyer une déception ne doit pas te détourner de ta volonté de connaître.
Besoin de ne pas être dupe, d’approcher un être dans sa plus intime vérité. De saisir les raisons de sa conduite, son comportement.
[…]
Je ne sais pas parler, suis empêtré, ai le plus grand mal à rejoindre ces mots qui se tiennent si loin de moi et se refusent. Je m’en affecte, et pourtant, je devrais l’en réjouir, car cette difficulté à formuler ce que je pense est peut-être la preuve que je réside, non dans l’intellect, mais dans la grande terre humide où travaillent mes racines.
16 février
J’ai eu une jeunesse active. J’ai fait huit ans de rugby, deux ans de boxe, de l’athlétisme, j’aimais danser. Et puis, à dix-neuf ans, avec la rencontre de Marité, ont commence des années de détresse. Mais quand prendront-elles fin ? Aujourd’hui encore la souffrance est à l’œuvre.
17 février
L’insoutenable. Oui, je suis voué à l’incertitude, à la haine des contraires, à la faim. Parfois de vagues lueurs. Puis une nuit encore plus inextricable. Et notamment la peur. Les soubresauts de la colère, la recherche fébrile d’une issue. Et la fatigue, la fatigue, la fatigue.
18 février
Un tel épuisement qu’il semble que la souffrance devrait lâcher prise. Et pourtant, il n’en est rien.
La beauté, qu’est-ce ?
21 février
Lors des premiers contacts avec un être, avant toute chose, s’attacher à discerner les peurs qui l’habitent, les formes qu’elles revêtent. Car c’est avec ces peurs qu’il faudra compter dans les échanges à venir.
Chaque difficulté surmontée, chaque étape franchie, ne nous dispense aucunement d’être à chaque instant face à l’inconnu.
Dans le dialogue, il ne faut pas réfuter, argumenter, mais accueillir, s’accroître de tout ce que nous dit autrui, le mêler à notre substance intérieure.
Ainsi, pour celui qui sait écouter et démêler le vrai du faux, la vérité, à la fois une et multiple, s’augmente-t-elle d’elle-même en toute occasion.
Il m’a fallu arriver à trente ans pour comprendre que la timidité me limitait, me faisait manquer des rencontres, m’alourdissait, m’ôtait toute spontanéité, me plongeait dans des complications intérieures parfaitement stériles, et que je devais, non m’en accommoder comme je le croyais jusqu’alors, mais la combattre.
[…]
25 février
[…]
Il est tout de même vertigineux de penser que chaque être – le plus fruste, le plus indigent – est unique, qu’il a une histoire propre, sa manière à lui d’exister, que son être intime est profondément singulier. Face à toute nouvelle personne qui se livre à nous, que nous apprenons à découvrir, il faut se tenir transparent, sans mémoire, sourd aux réactions du moi, et résolu à accueillir avec bienveillance, compréhension, cet être autre qui, parce qu’inconnu, insoupçonné, nous paraîtra d’autant plus surprenant.
[…]
CHARLES JULIET, JOURNAL 2 1965 -1968, HACHETTE
(édition originale)
p.31-35
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